Texte de l’interview de Delphine Dulong pour Mômes ludies autourdes œuvres pour Smartphone et notamment celles de Xavier Garcia
1) Le point de vue de Xavier Garcia est probablement indissociable de son métier de compositeur improvisateur. En tant qu’interprète et pédagogue, partagez-vous cette idée que la partition est une contrainte pour l’interprète (paradoxe car un interprète par définition… interprète, donc est contraint) ?
Pour moi, la partition ne peut être considérée comme une contrainte, mais comme un cadre, qui avec l’utilisation de signes reconnus, est la transcription d’une idée musicale.
Ce cadre nous oblige, en tant qu’interprète à nous « reconnaître » dans un discours, une langue qui n’est pas la nôtre, mais que l’on va devoir s’approprier, et grâce à laquelle nous allons grandir et développer notre propre langage, notre propre vision des choses en tant qu’interprète.
Au même titre que n’importe quel écrit, un même texte donnera matière à de multiples interprétations. Sa lecture elle même évoluera au fur et à mesure des époques, on ne lit plus Bach ou Brahms comme on le lisait il y a, ne serait-ce q’une trentaine d’années. Cette lecture doit être, et rester une démarche personnelle.
Lorsque l’on parle d’improvisation, nous parlons de choses souvent très différentes, improvisations Jazz ou Rock, improvisations génératives (sons et espaces), improvisations comme outil pédagogique de découverte et d’appropriation sonore, instrumentale et musicale…
Chaque musicien doit être en capacité de développer son propre langage soit en composant, soit en improvisant, soit en interpretant. Quelque-soit sa position, le musicien sera comme un “passeur”, un traducteur. Le compositeur est là pour traduire en son une intuition, un espace, une forme, l’interprète est là pour transmettre ce regard original qu’est celui du compositeur, selon une demarche qui lui sera propre. Il faut pour cela pouvoir lui donner les outils de mise en perspective des textes et des formes qu’il aura à “traduire”, et à partir desquelles il aura à construire peu à peu son propre langage, sa propre vision des choses.
La partition est avant tout une source de lecture et d’interprètation qui nous permet, parce que écrit précisément, d’avancer de développer notre langage, notre imaginaire. Il en est de même lorsque l’on se retrouve dans un groupe, devant un tableau dans une exposition, et que l’on doit expliquer à des amis pourquoi il nous a tant plus. Personne dans ce même groupe n’utilisera les mêmes mots, les même arguments et pourant au final il s’agira bien de proposer une interprétation, une représentation de la même œuvre.
Imaginer que nos pourrions interpréter sans contrainte tient pour moi du phantasme, car nous avons de fait la contrainte de l’instrument et de son appropriation, la contrainte du temps dans lequel doit se faire la performance et ce, y compris pour l’improvisation. La notion de « liberté » dans la performance artistique commence à partir du moment où, précisément, nous nous servons du cadre proposé pour le transcender que ce soit une œuvre écrite, une forme ouverte, une improvisation, un instrument…. Bach qui était entre autre un grand improvisateur, n’a cessé de transcender les formes classiques de son époque.
Dans le cas du LWS, des enfants de 10 ans ont compris, car ils l’ont éprouvé, les notion de liberté / contraintes, dans le cadre de leur projet. Sans écriture de leur part et donc de la mise en place d’un cadre qu’ils se sont eux même imposé, il ne leur auraient pas été possible de produire ce qu’ils ont proposé lors du festival Oreilles en boucle. Le seul fait d’écrire était pour ces enfants une démarche rassurante qui leur a permis d’aller plus loin dans leur interprétation.
C’est précisément ce travail d’appropriation par le jeu et l’écriture qui leur permettra, s’ils le souhaitent d’être en capacité d’improviser, de créer et d’inventer. Ce travail ne peut se faire sans cette phase de construction d’une forme car pour tout cadre musical, la seule chose qui est réellement transversale est bien la forme du moment musical que l’on propose, qu’il soit improvisé ou écrit.
2) Cette recherche d’écriture pour instruments non pérennes semble vaine pour XG. Ce à quoi on peut peut-être répondre qu’un instrument ne perdure pas sans répertoire. Pensez-vous que l’idée de répertoire est compatible avec les musiques numériques ? Répertoire : ce terme convient-il dans ce contexte ?
La place de l’improvisation dans ce type de musique, cela ajouté à la question de l’obsolescence des outils, met-elle nécessairement en échec l’idée d’une notation musicale ?
Je pense qu’il y a deux questions en une, celle de la transmission par l’écriture, et celle du répertoire et donc des langages et de leurs evolution, même si les deux se complètent.
Je ne pense pas que la recherche d’un écriture pour des instruments « non pérennes » soit vaine car il en va de la création aujourd’hui de sa transmission et de son évolution.
Oui, aujourd’hui, nous assistons à un développement de formes artistiques type « performances » dont le seul but est le moment, que ce soit dans des rencontres d’artistes sous forme d’improvisation, ou d’événements liés à un lieu en particulier etc…
Ces performances font partie intégrantes de cette énergie de la création, certaines sont pensées dès le départ comme devant être éphémère, et c’est ce qui souvent leur donne ce côté exceptionnel, d’autre au contraire pourraient donner lieu à une transmission de façon à ce que les générations qui suivent puissent rebondir dessus.
En cela l’exemple de John Cage est intéressant. Il faut savoir que plus de la moitié de ses œuvres n’ont jamais été publiées, car pensées justement dans cet esprit de moment éphémère, par contre l’autre moitié a été publiée et heureusement, cela a permis à des générations de s’approprier ce répertoire et de faire en sorte qu’il soit encore vivant aujourd’hui.
Imaginez aujourdh’ui un jeune interprète / compositeur, qui s’imagine créer une nouvelle forme de relation au public, une nouvelle relation aux objets sans avoir connaissance précisemment du travail de John Cage dans les années 40. Si il ne s’en est pas imprégné, il est probable qu’il risque de reprendre des codes, des approches qui auront déjà été transcendées par Cage, alors qu’il pourrait rapidement s’en emparer pour les développer à travers sa propre démarche artistique et ainsi probablement aller plus loin que lui même l’aurait imagine.
L’idée de la connaissance des langages, c’est être en capacité à rebondir, à déplacer notre point de vue initial par rapport à ce qui a déjà été fait et ainsi pousser notre regard un peu plus loin.
Si je prends comme exemple Light Music de THierry de Mey (biennale Musique en Scène 2004) cette pièce aurait pu rester dans les ordis, j’aurais pu être le seul à la jouer etc etc… Au final, nous avons :
- Ecrit une partition que d’autres musiciens ce sont approprié
- Imaginé d’autre modes d’écriture pour le geste
- Développé une nouvelle interface le Light Wall System, qui n’aurait jamais vu le jour si Light Music était resté à l’état d’une performance individuelle ou éphémère. C’est bien grâce à cette dynamique de transmission que nous en sommes là aujourd’hui en ce qui concerne la captation du geste et de son écriture.
Il en est de même pour Virtual Rizhomes de Vincent Carinola pour deux Smartphones dont voici un extrait de la partition
Même dans ce cadre : celui d’une forme proposée en une suite d’états sonores, mais dont l’ordre et la superposition peut sans cesse être remis en question par l’interprète, l’écriture permet une compréhension des intentions du compositeurs et de sa démarche artistique. Nous voyons bien qu’à travers cet exemple, une grande liberté est laissée à l’interprète et en même temps, nous y trouvons suffsament d’indications, de repères, pour que l’interprète puisse lire et ainsi comprendre la forme globale proposée par le compositeur.
L’inteprète devra alors se l’approprier comme pour toute œuvre écrite et l’incarner en fonction de sa propre lecture et écoute des sons générés par les Smartphones.
D’autre part, grandir avec un instrument, qu’il soit électronique ou acoustique, nécessite une connaissance approfondie des différentes esthétiques, qui au fil des ans auront consitué son répertoire.
Non pas exclusivement par simple curiosité ou nécessité d’un savoir musicologique, mais bien pour nous aider à avancer et à progresser dans notre propre démarche artistique. Qu’on le veuille ou non, au fil des années il existe une réelle appropriation de ces nouveaux outils, même si les cadres changent et évoluent.
La question de la transmission de ces langages est une nécessité, même si cette écriture / transmission, n’est pas toujours satisfaisante. L’évolution permanente de ces nouvelles interfaces est effectivement un problème mais nous ne pouvons pas, à mon sens, avancer si l’on ne pose pas, ici et là des repères, et repenser l’idée même d’écriture et de transmission.
Ecrire ce que l’on doit entendre plutôt qu’écrire ce que l’on doit jouer, est une des pistes qui à mon avis peut permettre une écriture ouverte et simplifiée, permettant une lecture des œuvres nouvelles liées aux nouvelles interfaces.
3) Dans quel but écrire la musique d’aujourd’hui puisqu’on peut la fixer définitivement sur support numérique ? Question subsidiaire : c’est sa fonction première, mais l’écriture ne sert-elle qu’à fixer une œuvre ?
La réponse est dans ta question, l’écriture ne fixe pas une œuvres, elle en donne le cadre, les contours qui permettront à tous les interprètes de s’en emparer et de la remettre en mouvement.
Je me permets de donner cette citation de William Faulkner concernant justement ce mouvement…
Interview de WILLIAM FAULKNER dans « Paris Review » 1956
…
F : Le but de chaque artiste est d’arrêter le mouvement, qui est la vie, avec des moyens artificiels, et de l’immobiliser de telle manière que, cent ans plus tard, quand un inconnu l’observera, cela se remette en mouvement parce qu’il y a vie. Du moment que l’homme est mortel, l’unique immortalité qui lui est accessible consiste à laisser derrière lui une chose immortelle parce que toujours en mouvement. C’est le moyen pour un artiste d’écrire « Kilroy est passé par ici » sur le mur de l’oubli final et irrévocable qu’un jour il devra traverser.
Sans cette relecture permanente des œuvres, celles-ci cesseraient d’exister d’une part, et c’est précisemment grâce à leur écriture, toujours insatisfaisante pour les compositeurs comme pour les interprètes, que ces œuvres quelques soient l’année de leur création restent contemporaines car relues par nos contemporains. Il est même important que l’écritre reste sujet à caution…
Ecrire la musique aujourd’hui, c’est tout simplement lui permettre d’exister et d’évoluer à travers des générations d’interprètes. La musique enregistrée, c’est un peu comme un tableau de maître que l’on garderait chez soi. Certes génial pour le propriétaire, mais au final mortifaire pour l’œuvre en question.
4) Le sens même du mot « œuvre » est-il en train de changer aujourd’hui ? (de quelque chose d’absolu hérité du XIXe à quelque chose de relatif, fragile… ?). Cf. le dernier § également.
Il me semble que le côté absolu de l’œuvre est un phantasme relayé par une sorte « d’entre nous » musical, d’une certaine industrie de la musique, le tout amplifié par une société en quête « d’absolu », de références, mais, quoi de plus éphémère et de plus fragile que la musique ?
Il y a quelques siècles la musique était sans cesse ré-interprétée au fil des concerts, il ne s’agissait pas d’imaginer une version de « référence », celle là même qui aujourd’hui tend à « sanctuariser » certaines versions enregistrées.
Ce qui pourrait être considéré comme « absolu » ce serait le moment du concert, cette rencontre avec un public, l’œuvre n’étant que le médium nécessaire et indispensable à cette rencontre.
5) « L’écriture ici n’a pas vraiment lieu d’être plus qu’un « guide » d’actions à reproduire ».
Mais n’est-ce pas le rôle de toute partition quelle qu’elle soit ?
Oui, tout à fait, le problème est qu’au fil des ans, par ajouts succesifs, la peur de la part des compositeurs de ne pas être bien compris, les partitions sont devenues des textes « intouchables » souvent surchargés d’indications diverses et variées que nous serions sensés suivre au pied de la lettre, comme si une certaine vérité en émanait.
Que ce soit une sonate de Beethoven ou une séquenza de Bério, il s’agira avant tout de créer un mouvement, un moment avec les outils que nous proposent les compositeurs à travers leurs œuvres.
6) Pour Xavier, la partition et l’œuvre, dans cadre de la musique occidentale savante, sont une seule et même chose. Pensez-vous que les interprètes (issus de cette culture) « surinvestissent » la partition ?
Ce qui est sûr c’est qu’il y a des modes différentes au fil des époques et des siècles, nous ne jouons plus Bach au XXIème siècle comme au XVIIIIème, et je pense que c’est tant mieux !
A l’époque, le vibrato était d’usage, aujourd’hui il n’en n’est rien et nous pourrions trouver des tas d’autres différences à propos des styles d’interprétation à travers les âges et les esthétiques.
A mon sens, la partition n’est encore une fois que la traduction, de toutes les façons incomplète et souvent frustrante pour un compositeur, d’une intention musicale. Il n’y a qu’à voir pour cela les ajouts et changements à postériori écrits, voir développé par les compositeurs eux-même.
Au même titre que notre vocabulaire, d’une certaine façon cadre notre façon de penser, il en est de même pour l’écriture musicale qui même si elle permet des choses presque infinies, sera toujours une source de discussion, et pour le coup une source d’interprétations diverses et variées, c’est au final grâce à cela que les pièces évoluent sans cesse (cf. Faulkner).
7) Pour XG, l’important est de laisser à écouter, donc la partition en tant que telle n’est pas essentielle pour lui. Si l’on se place d’un autre point de vue (un interprète, un pédagogue…), la partition est essentielle pour laisser à re-créer. Ce processus reste-t-il possible sans la partition ?
Oui, je suis d’accord avec Xavier pour ce qui est de laisser écouter, et c’est justement pour cela que l’écriture des partitions, que ce soit celles de Vincent ou Thierry vont dans ce sens ; des indications qui permettent à l’interprète d’avoir une idée de la forme souhaitée par le compositeur, sachant que la finalisation précise des mouvements se fera à partir de l’écoute de l’interprète lui-même pendant son interprétation.
Ensuite c’est à l’interprète de préciser ou non, le cadre dans lequel il souhaite aller, soit, vers plus de précision avec un travail de plus en plus précis par rapport à une attente sonore précise, soit garder une place à l’improvisation et être en capacité de rebondir en direct lors du concert (ce qui demande au finalement beaucoup plus de travail).
De toutes les façons, concernant ce genre d’interface, en tant qu’interprète nous sommes presque toujours entre les deux. Donc oui la partition reste à mon sens essentielle dans le processus d’interprétation, par contre celle-ci, en fonction des différents cadres, évoluera sans cesse, donnant lieu toujours à de nouvelles lectures.
7″) Du point de vue de l’enseignant, travailler sur un support écrit ou travailler sur un support audio, la didactique change mais les objectifs (travail de réappropriation, interprétation, re-création…) restent les mêmes, non ?
Si, à l’écoute d’un support audio, il s’agit de reproduire ce que l’on entend c’est à mon sens la négation de l’interprétation, comme de la transmission. C’est comme si en regardant une vidéo sur Youtube l’interprète recopiait point par point ce qu’il voit allant jusqu’à l’imitation des mouvements vu sur la vidéo…
Lorsqu’on lit une partition, qui de fait est dans une certaine abstraction à travers les signes qui la compose, cela nous oblige à nous créer un imaginaire personnel et donc à être en capacité à rebondir sur notre propre imaginaire.
Si nous lisons un Haïku Japonais, les trois lignes don’t ils sont composés évoqueront des choses differentes pour chacun d’entre nous, pourtant ce sont les mêmes mots que nous sommes capables de définir tous et toutes de la même façon. La difference est notre imaginaire, notre culture, notre regard…
Si l’on travaille à partir d’un support audio, il s’agira à travers des écoutes successives, d’exprimer ce que l’on y entend, non pas sur les passages évidents et contrastés, mais précisément à la marge des sons, la musique se révélant bien plus souvent dans une respiration, la fin d’une phrase que dans un fff.
Et donc pour répondre à la question, la démarche didactique entre partition et support audio est la même, par contre il s’agit d’en fixer le cadre et demblé mettre de côté, tout ce qui pourrait correspondre à la reproduction d’un modèle.
8) Finalement, le but de toute écriture n’est-il pas celui-là, créer une relation avec un public ? Et dans le cas dont il est question ici (concert participatif Belzebuth) cette écriture ne relève pas de la notation musicale…
Oui, cela ne relève pas d’une notation musicale « classique » (mesures, notes, rythmes) mais cela relève d’une forme écrite, pensée et structurée.
Belzébuth fonctionne comme une forme musicale « ouverte », ce qui signifie un cadre et une progression claire, cette forme étant dirigée par le chef qui donne les instructions, mais, à l’intérieur de cette forme, l’interprète en l’occurrence l’ensemble sur scène et le public, sont libres de choisir les mouvements qui leur semblent les plus appropriés, même si ils sont « contraints » par la forme de la pièce.
Il s’agit avant tout dans ce cas, d’un projet participatif, dans lequel le public est réellement acteur et pas seulement auditeur, c’est cette implication directe et bien concrète, qui d’une certaine façon incite le compositeur à écrire sous cette forme ouverte et simplifiée.
De plus, une forme musicale peut être plus ou moins ouverte, lorsque l’on compare l’écriture de Xavier Garcia et celle de Vincent Carinola. Même si dans les deux cas, l’écoute et la souplesse est essentielle, l’une demande une implication intuitive encadrée, et qui n’a pas besion d’un travail préalable, et l’autre, tout en s’appuyant, comme pour n’importe quelle pièce,sur une intuition artistique et une écoute, demande un réel travail personnel et technique d’interprétation.
C’est la définition des attendus et du cadre artistique que l’on propose dont il est question ici, au delà, tout projet artistique doit rester de toutes les façons un projet unique et partagé, quelque soit sa forme.
© Jean Geoffroy 2018