Autour de la créativité (texte d’Henry Fourès)

La créativité

« Créativité ». Terme récent dans le discours culturel et musical, il est souvent substitué par glissement ou confusion de sens à celui de « création ».
C’est qu’appliquée au groupe ou à l’individu, la notion de créativité très présente dans le monde de l’industrie et de l’entreprise (où se conjuguent qualité et quantité des produits créés autour du concept de « performance ») qualifie l’apport inventif dans le cadre du management, d’une organisation, tel que le monde de la publicité peuplé de « créatifs » a pu le rendre lisible au grand public. (1)

Intégré dans le milieu de l’enseignement et notamment chez les musiciens pédagogues dans les années 70,  ce concept de « créativité » a gagné le monde de l’entreprise et s’y est développé.

La notion de créativité valorise l’entreprise, mais pas seulement, elle est aussi parfois la condition même de son développement et de sa survie dans des secteurs fortement concurrentiels (automobile, design, mode, gastronomie…).

Toutefois, dans l’entreprise, la « créativité » est toujours liée à la notion de performance dont on peut et doit mesurer les effets (impacts économiques). 

Pour accroître sa performance, l’entreprise a analysé depuis longtemps les modes de fonctionnement des créateurs pour appliquer et en traduire les principes à sa propre organisation. (2)

Par modélisation consciente ou non, il semble qu’en retour aujourd’hui ce soit la création même qui doive intégrer dans ses processus ce que lui renvoie l’entreprise.

Le créateur, l’artiste (qui est un type de créateur mais pas et de loin le plus élevé) ne parvient à  « recréer le monde » que par une liberté conquise.
cette liberté repose sur le concept de la délivrance par l’effort personnel et implique la défaite des processus automatiques luttant contre la stagnation, l’immobilité.
(c’est cela que l’entreprise a érigé en principe de performance).


(1)(La publicité qui a créé et imposé un nouveau format, condensation du temps et de l’information ayant généré le « clip », nouvelle forme de création audio-visuelle.

(2) Lors d’une rencontre, Luciano Bério m’avait signalé que travaillant sur la synthèse vocale à l’invitation de la Bell Téléphone labs – ce qui lui permettra de tester les matériaux pour l’œuvre A Rone à venir – il était soumis à de très nombreuses questions sur sa méthode de travail et ses résultats, par des ingénieurs dont il pressentait que l’intérêt  n’était pas seulement scientifique. 


La question de la liberté conquise peut apparaître comme un truisme. Elle est toutefois au centre de la problématique de la création.

Sur le seul champ de la littérature je me souviens de cet essai d’H Miller (Balzac et son double dans la revue esprit) où il en définit remarquablement les contours.

C’est aussi une question que le musicien pédagogue ne peut occulter.
Nous savons que pour lui, la propension au nouveau, cette nécessité consubstantielle de l’invention personnelle la « créativité », n’est pas toujours reliée à l’acte de création. Induite dans le statut même de compositeur, elle est aussi attachée au champ de l’interprétation –  qu’il y ait lien direct ou non avec le créateur – dans deux domaines différents, celui de l’écrit (jeu des oeuvres du « répertoire ») et celui de l’improvisé (acte individuel ou collectif) selon des cadres et des formes différentes d’organisation.

Les musiciens d’orchestre, d’ensembles instrumentaux ont revendiqué et obtenu le statut de créateur.

(Je reviendrai ensuite sur celui des musiciens improvisateurs)

A l’issue d’un concert ou lorsque l’on écoute à la radio une chaîne musicale, nous constatons que pour le critique, le public mélomane  ou le simple curieux, le musicien a ou n’a pas de « vision de l’œuvre », quelque soit l’appareil critique qui tente d’évaluer un résultat qui échappe à toute objectivation.
C’est cette « vision nouvelle » » du musicien qui affirme sa « créativité » sa capacité à générer une cohérence qui n’appartient qu’à lui, une autre « lecture » dans l’infini des interprétations.
La question se pose autrement pour le musicien improvisateur, soliste ou dans un groupe constitué alors que sa capacité de décision et activité de création sont liées à l’immédiateté de ce qui se fait, se produit et s’organise.

Mais comment l’enseignant, le musicien pédagogue perçoit-il et appréhende t’il cette question de la créativité dans sa relation à l’élève ?

Sans faire référence aux « méthodes actives » très en vogue en France dans les années 70, la fonction que j’ai occupée un temps au Ministère Français de la Culture comme Inspecteur Général de l’enseignement puis de la création et des musiques d’aujourd’hui m’a permis d’assister à de nombreux cours, toutes disciplines confondues sur un large champ esthétique et destinés à des élèves d’âge et de niveau différents.

Lors des discussions qui suivaient et où l’enseignant abordait cette question de «la « créativité », qu’il disait mettre au centre de ses préoccupations j’ai alors relever deux types de discours qui traduisaient deux  attitudes, deux conceptions  différentes.

Pour les uns, la « créativité » souvent exprimée comme un « sens de la différence » était perçue, affirmée comme une des forme de la connaissance, d’acquisition d’une culture.
(par ex l’improvisation ou l’écriture dans les styles)   

Il semblait alors, pour reprendre une terminologie Bergsonienne  que leur souci entrait dans une « théorie de la connaissance » par la mise en œuvre d’outils relevant de l’acquisition culturelle.

Pour les autres, la « créativité » s’affirmait comme « un état sensible »  propice à la liberté de l’élève dont il convenait ou non de conduire les effets.
Nous étions là plus proche d’une « théorie de la vie ».

Mais une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la connaissance ne peut qu’enfermer les faits dans des cadres préexistants considérés comme définitifs ; le « symbolisme commode » de Bergson  qui ne donne pas une vision directe de son objet  et une « théorie de la connaissance » qui ne replace pas l’invention, « la créativité » dans l’évolution générale de la vie ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont constitués ni comment nous pouvons les élargir ou les dépasser.

Il semble et je paraphrase encore a peine Bergson (3) en un trope d’adaptation  que « théorie de la connaissance » et « théorie de la vie » doivent se rejoindre et par un processus circulaire se pousser l’une et l’autre indéfiniment. 

C’est ce processus circulaire, cet espace médian qui me paraît au mieux définir la « créativité ». 

C’est ce qui se joue à la Hochshule de Halle où  s’est créé et développé  dès les années 60 une classe de composition pour les jeunes enfants autour d’une volonté dialectique d’articulation entre éléments d’acquisition participant de la connaissance et expression d’une « créativité ». De la même façon sans que cela soit paradoxal, c’est ce qu’à compris l’entreprise même si c’est à d’autres fins, quant elle conjugue sans les opposer les principes d’organisation et de créativité.

Dans une lettre adressé au célèbre mathématicien Jacques Hadamard (4) Alfred Einstein répondant aux points d’un questionnaire sur les processus de la pensée scientifique que ce dernier lui avait été adressé, répond qu’il a en premier lieu des éléments de sensations de type visuel et musculaire ou visuels et moteur. En d’autres termes l’intuition imagée et physique est première dans le mécanisme de sa pensée  et il conviendra ensuite de mettre ces éléments en équation. (5)  

 (3) In l’évolution créatrice. Henri Bergson, 

 (4) Jacques Hadamard : « The psychology of invention in the Mathematical fields »

(5) Lettre à J Hadamard. Traduction des paragraphes importants : Jacques Mandelbrojt.

a) Les mots ou langage, comme ils sont écrits ou parlés ne semblent jouer aucun rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les éléments psychiques qui semblent servir d’éléments de pensée sont certains signes et images plus ou moins clairs qui peuvent être volontairement reproduits et assemblés.

b) les éléments mentionnés ci dessus sont dans mon cas de type visuels et certains de type musculaire. Les mots conventionnels ou d’autres signes doivent être cherchés laborieusement dans une étape ultérieure, lorsque le jeu d’associations est suffisamment établi et peut être reproduit à volonté.

c) D’après ce qui vint d’être dit, le jeu avec les éléments indiqués vise à être analogue à certaines connections logiques que l’on recherche.

d) Visuel et moteur ? Au stade où les mots interviennent tant soit peu, ils sont dans mon cas purement auditifs, mais comme je l’ai déjà dit ils n’interviennent qu’à une seconde étape de la pensée.

e) Il me semble que ce que vous appelez pleine conscience est un cas limite qui ne peut jamais être atteint. Ceci me semble être lié à l’étroitesse de la pensée.

Pour le musicien interprète, la créativité se nourrit et s’exprime dans un cadre organisationnel celui de la partition que l’on peut considérer comme «  un système » qui se présente comme un bloc parfois génial mais ouvert à l’infini des interprétations.
Pour le musicien improvisateur, l’invention sublime le cadre ou parfois se borne à le créer, mais joue à cache contre cache ou à cadre contre cadre entre ce que je qualifierai « d’organisé » et le « créatif ». 

Le « système » s’invente dans le jeu (le « je » ?), mais dans les deux types de pratique la recherche de l’adéquation parfaite entre jeu et système est le but à atteindre et les stratégies pour y parvenir sont souvent communes même si les aires culturelles conditionnant l’expression sont radicalement éloignées. 

On remarquera aussi que les collectifs d’improvisation se définissent souvent comme des collectifs de création ce qui sous-tend par le travail régulier, des échanges sur une durée suffisante et la conquête d’une culture commune de groupe  induisant une phase difficile d’acculturation individuelle – la vision d’un projet allant dans le même sens. (6)

La « créativité » chez le musicien témoigne à la fois de la non linéarité de l’acte de création et de la nécessaire permanence d’une interrogation critique de ce qui fonde toute réalisation

Elle est par essence source d’idées nouvelles nourrissant les oeuvres à venir par le double flux de l’acceptation et du refus, de la convergence et divergence.
Elle questionne et confronte des concepts qui semblaient acquis, qui faisaient référence. Par l’enregistrement, nous savons que l’œuvre ne vieillit pas mais seulement ses interprétations.

(6) Le jazz est une des formes de « l’improvisé »  la référence n’est pas le concert mais le disque et le même thème peut avoir des dizaines d’enregistrements de référence. Le thème « Round Midnight » composé par Thélonius Monk en est un bon exemple. La même constatation vaut pour les enregistrements des œuvres du répertoire écrit. Les enregistrements de référence des études ou mazurkas de Chopin, de la sonate de Liszt, des lieder de Schubert sont nombreux et de plus, le temps gomme ce concept de référence où la technologie (la prise de son) et l’évolution de la technique instrumentale comme de la perception esthétique jouent leurs rôles. Alfred Cortot et Yves Nat dont certaines interprétations étaient perçues de leur temps comme des références ne sont plus aujourd’hui que des témoignages certes précieux mais dépassés ; (« on ne peut plus jouer Chopin ainsi ! »)   dit le présentateur de l’émission radio. 

La créativité peut se fonder et s’exprimer sur la « trace », (c’est une des stratégies possibles du discours improvisé).  l’accident (7) ou l’erreur (8) la faille technologique (crachements d’une console, phasing inexplicable, erreur de manipulation, de patch), le détournement (volontaire ou lié à une forme « d’amateurisme », l’application à une autre nécessité.

Un musicien peut aussi faire état d’une réelle créativité par sa seule faculté à s’adapter à un instrument et à « composer » avec ses imperfections et ses défauts. Les organistes – qui jouent sur des instruments d’époque ou contemporains à traction mécanique, pneumatique ou électrique –  mais aussi les pianistes – qui doivent parfois produire un répertoire identique sur des instruments de factures différentes aux réglages parfois surprenants – sont confrontés tout au long de leur carrière à ces situations. 

L’enseignant peut générer les conditions de ces questionnements, développer des stratégies propres à créer le cadre médian, susciter l’expression d’une créativité mais aussi en organiser et conduire les effets.
La notion de créativité en art et singulièrement dans toute production musicale rejette toute solution satisfaisante et attachée au temps, qui est la spécificité de tout projet de création, traduisant l’incommunicable , elle se refuse à toute tentative d’évaluation telle que notre société soumise à l’absurde superstition de la performance pourrait le souhaiter.  

La « créativité » peut aussi se penser comme force de l’intelligence qui est une conquête sur le désordre par l’expression du vital donc, du volontaire. 

(7) Lors d’un concert auquel j’assistai du batteur Max Roach à  Harlem, il est vite apparu dans un chorus, qu’une des cymbales, endommagée, produisait un son plat, sans résonance ce qui a suscité une forme de tension du musicien clairement exprimée sur son visage. Max Roach a alors conduit un crescendo inexorable, d’une grande complexité et virtuosité rythmique où cette cymbale ne fut pas utilisée.

Au climax de ce crescendo il a armé un geste de son bras d’une grande amplitude où l’on pouvait lire la volonté de frapper cette cymbale  avec une grande violence comme pour la détruire.
Le geste s’est bloqué à un ou deux centimètres de la cymbale et je n’ai jamais entendu de ma vie un son aussi terrible et puissant alors qu’il n’a pas été produit et qu’il a généré du silence. L’accident, l’instrument défectueux, avait créé les conditions d’une invention fertile.

(8) Entendant le trompettiste Freddy Hubart à New York au Blue Note, j’étais sous le charme de la souplesse de son phrasé, de l’intelligence de son discours quand, peut être trop en confiance, une émission mal contrôlée produisit une note qui n’était pas volontairement « out » mais tout à fait étrangère à son projet de développement mélodique.
Le public très cultivé de ce haut lieu du jazz l’a bien évidemment perçu et le dépit s’est lu sur le visage du musicien qui, déstabilisé, a interrompu son chorus pendant quelques secondes

Reprenant, cette note devint le focus hypnotique d’un effervescent discours  qui, in fine ne pouvait que faire croire à une erreur volontaire dont l’objet était de déstructurer le propos par une rupture radicale, qui ouvrait sur un autre développement d’une grande originalité de conception en l’opposant au précédent.

Henry Fourès

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